Chapitre 2 : Véritables identités

Je n’avais pas revu ce mystérieux inconnu, même après la fin de la veillée. Personne ne l’avait aperçu ou ne savait qui il était. Je n’avais aucune idée de son identité, mais rechercher qui il pouvait bien être m’avait permis de ne pas trop penser à mes parents. Yu m’a néanmoins donné une drôle d’impression lorsque je lui ai demandé s’il l’avait vu. On aurait dit qu’il le connaissait, mais il ne m’a rien dit, sa mine lugubre m’en disait assez sans qu’il dise un seul mot.

Bien que cette rencontre impromptue m’ait permis d’oublier quelques heures le deuil auquel j’essayais de faire face, la réalité m’a très vite rattrapée. Après deux jours sans fermer l’œil, je suis tombée dans un sommeil sans rêves. Malheureusement, le pire restait à venir… Après la veillée venait la crémation. Ce n’était pas l’acte en lui-même qui me gênait, c’était la tradition. Non, ce qui provoquait une telle angoisse en moi, c’était de penser que mes parents allaient trôner dans deux urnes dans notre maison pendant quarante-neuf jours avant d’être ensevelis dans le caveau familial. Mes parents n’étaient plus là et chaque jour qui passait ne faisait que me rappeler cette indéniable vérité : j’étais orpheline.

Les jours suivants m’ont plongé dans la solitude, la maison était redevenue accessible, mais elle était vide. Yutaka avait fait appel à des femmes de ménage, la maison était impeccable, mais je ne pouvais que ressentir du dégoût, ils étaient morts ici, rien ne pourrait jamais effacer cela. Après trois jours, les filles ont dû retourner à l’école, me laissant totalement seule, enfin, c’est ce que je croyais. Yu, lui, était toujours là et bien qu’il soit patient et attentionné avec moi, sa limite fut atteinte au bout de dix jours.

Dix jours après la mort de mes parents, alors que Yu n’avait jamais tenté de me sortir de mon silence, il est venu dans ma chambre, prenant ma main fermement et me trainant jusqu’à la chambre de mes parents. Je l’ai regardée déboussolée.

Yu Sanny
  • « Anane, je ne voulais pas te brusquer, je voulais te laisser du temps pour assimiler ce qui s’est passé et faire ton deuil, mais tu n’avances pas. Alors maintenant, tu vas m’aider et me parler, nous allons vider cette chambre et faire le tri entre ce que tu veux garder et ce que l’on jette, il n’y a que comme ça que tu pourras avancer. »

Je n’ai pas su quoi répondre, Yu avait raison, je ne pouvais pas passer toute ma vie à me complaindre dans ma peine, et mes parents n’auraient sûrement pas souhaité cela non plus. J’ai hoché de la tête et nous avons commencé à remplir les cartons que Yû avait ramenés. Les vêtements, les bijoux, les papiers, ainsi que le reste de leurs affaires ; jusqu’à ce que la pièce soit totalement vide. La plupart des cartons finirent à la poubelle, mais quelques-uns d’entre eux furent conservés, confinés dans le petit entrepôt derrière la maison.

La maison, vidée de leur présence, me semblait tout à coup moins dure à supporter et moins oppressante. Leurs présences, bien que toujours dans mes souvenirs, étaient désormais manifestées par l’autel érigé en leur honneur et orné par leurs urnes funéraires. J’avais l’impression d’aller mieux et de me sentir mieux.

Après avoir tout emballé, Yu a fait du thé mocha. Je l’ai regardé un moment, prenant le temps pour la première fois de me demander quel lien il pouvait avoir entretenu avec mes parents.

  • « Je ne sais pas quoi te dire à part merci, ta présence est un véritable réconfort pour moi. »
  • « Je suis là pour ça. Je suis content si cela te permet d’aller un peu mieux. »
  • « Est-ce que je peux te poser une question Yu ? »
  • « Bien sûr, qu’y a-t-il ? »
  • « Mère et père ne parlaient jamais de leur famille, mes grands-parents paternels sont morts avant ma naissance et ma mère n’a jamais connu les siens. De plus, je n’avais jamais entendu parler de toi… Quel lien entretenais-tu avec eux ? »
  • « Pour être honnête avec toi, je n’ai aucun lien de parenté avec eux. Ils m’ont recueilli lorsque j’étais plus jeune. Ils m’ont donné un foyer et beaucoup d’attention lorsque j’en avais besoin. Puis tu es arrivée et je les ai quittés pour faire ma vie. J’aurais dû revenir plus souvent, mais malheureusement j’avais des obligations ailleurs. Néanmoins… » Il saisit le carton qu’il avait posé à côté de lui. « J’ai continué à leur écrire et à prendre de tes nouvelles. Je ne sais pas pourquoi ils ne t’ont jamais parlé de moi, mais pour moi tu es comme une petite sœur. Ils ne sont peut-être plus là, mais je continuerais à prendre soin de toi pour eux. »

Il sortit un certain nombre de lettres et de courriers, preuves de leurs échanges, et je reconnus facilement l’écriture raffinée de ma mère.

  • « Alors d’une certaine façon, ils étaient tes parents également… Je suis désolée… »

Les larmes roulaient sur mes joues, je ne pouvais les contenir après avoir entendu l’histoire de Yu.

  • « Pendant tout ce temps, je n’ai pensé qu’à moi et à ma peine, pensant que j’étais orpheline ; mais toi aussi tu as souffert sans rien dire. Je ne sais pas pourquoi ils ne m’ont jamais parlé de toi, mais au moins je ne suis pas seule, j’ai perdu mes parents, mais j’ai gagné un frère. »

J’étais là, à pleurer à cœur ouvert devant quelqu’un que je ne connaissais que depuis moins de deux semaines, mais cette personne, que je prenais pour un inconnu familial lointain, n’était autre que le grand frère que je n’avais jamais eu. Je ne saurais dire pourquoi, mais cette pensée me remplissait le cœur de joie. Pour la première fois depuis leurs morts, je ne me sentais plus seule, j’avais l’impression d’avoir retrouvé quelque chose que j’avais perdu il y a longtemps. Ce n’est qu’en relevant la tête face au silence de Yu que je me suis aperçue qu’il pleurait lui aussi à chaudes larmes. Il n’avait rien dit durant tout ce temps et il avait pris sur lui la responsabilité de mes parents envers moi, mais il ne les avait pas pleurés non plus. Je me suis levée, enlaçant contre moi celui que je considérerais désormais comme mon frère. Yu me rendit mon étreinte, sanglotant contre moi. Nous n’étions plus seuls.

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés ainsi, mais l’épuisement prit le dessus, la fatigue émotionnelle n’aidant pas. Je suis montée me coucher, suivi par Yu, qui occupait la chambre d’ami.

  • « Yu? »
  • « Oui Ana ? »
  • « Tu vas rester avec moi n’est-ce pas ? Tu ne repars pas ? »

Yu a marqué un temps d’arrêt, surpris parce que je venais de dire. J’avais comme une impression de déjà-vu.

  • « Oui, je n’irais nulle part Ana, je vais rester avec toi, aussi longtemps que tu le voudras. »

Je ne saurais dire si le sourire qui s’étirait sur son visage était heureux ou non, mais ses yeux étaient empreints d’une grande mélancolie.

  • « Demain je retournerai à l’école. Comme tu l’as dit tout à l’heure, je ne peux pas constamment rester dans le silence à broyer du noir, n’est-ce pas ? »
  • « C’est ce qu’il y a de mieux à faire en effet. »

Cette nuit-là a changé ma vie. Pas seulement parce que cette nuit-là j’ai cauchemardé à propos du meurtre de mes parents, imaginant une ombre monstrueuse penchée sur leur corps, en train de les mutiler encore et encore. Non, bien que je me sois réveillée en sursaut et en sueur, le pire, c’est la découverte que j’ai faite en me levant et en me regardant dans le miroir de ma chambre. Je n’avais pas crié en me réveillant, mais j’ai laissé échapper un cri de surprise en apercevant mon reflet dans le miroir. Ce n’était pas moi, et pourtant chaque mouvement que je faisais était reproduit à l’identique par la créature reflétée dans le miroir. Était-ce réellement moi ? Mais comment cela était-il possible ? Comment avais-je pu autant changer en une seule nuit ? Je me suis rapprochée du miroir, me regardant avec plus d’attention. Mes cheveux habituellement châtains étaient devenus argentés, mes yeux habituellement marrons — et même presque noirs, étaient maintenant vairons, pour l’un vert et l’autre violet. Néanmoins, ce n’était pas tout, ma peau était devenue plus blanche, presque aussi pâle que celle d’un cadavre. Ma silhouette s’était affinée, comme si j’avais perdu du poids, mes cheveux étaient plus longs, et mes cils également. Cependant, le plus étonnant dans tout cela, c’était cette étrange impression que j’avais en me voyant, comme si j’étais moi, sans vraiment l’être, comme si quelque chose avait pris possession de mon apparence.

Anane Sanny
  • « Ana ? Tout va bien ? J’ai entendu crier. »

C’était Yu, inquiet, de l’autre côté de la fusuma. Il ne fallait pas qu’il me voie, encore moins comme ça.

  • « Oui, tout va bien, j’ai juste fait un mauvais rêve, je suis désolée de t’avoir inquiété. »
  • « Ce n’est pas grave du moment que tout va bien. Je t’attends en bas pour le petit-déjeuner. »
  • « Je me prépare et j’arrive ! »

Je l’ai entendu redescendre les marches de l’escalier et j’ai soupiré. Comment allais-je bien pouvoir lui cacher ma transformation soudaine ? Je me suis retournée vers le miroir et je me suis rendu compte que mes cheveux étaient à nouveau châtains et mes yeux marrons. Avais-je rêvé ? Non, ma silhouette était toujours plus fine et mes cheveux plus longs. Comment cela était-il possible ? J’étais déboussolée, mais au moins, le changement ne se voyait plus autant qu’avant. Je me demandais seulement pourquoi mes yeux et mes cheveux avaient changés de couleur et alors que je m’habillais ; enfilant mon kimono komon[1] noir décoré de fleur de cerisier, nouant mon Hanhaba obi[2] rose pâle ; j’espérais que cette apparence n’allait pas resurgir sans prévenir. J’ai attrapé mon pique à cheveux Kanzashi[3] orné d’une fleur de cerisier à son extrémité et j’ai relevé mes cheveux en chignon en les coiffant avec ce même ornement. Je suis ensuite descendue.

Yu était attablé dans la salle à manger, il n’attendait plus que moi.

  • « Désolée pour l’attente. » Dis-je en m’essayant.
  • « Il n’y a pas de mal, tu es ravissante aujourd’hui. »
  • « Merci, je remarque que toi aussi tu t’es vêtu d’un tsumugi[4] très élégant »

Il était vêtu d’un kimono simple bleu foncé, avec des motifs rectangulaires, et d’un kaku obi[5] gris simple, qui lui allait à merveille. Il m’a souri et a commencé à manger.

  • « J’imagine que tu vas devoir chercher un travail, maintenant que tu as déménagé ici avec moi ? »
  • « En vérité, j’en ai déjà trouvé un. J’avais quelques relations dans mon ancien journal, ils m’ont recommandé à une rédaction juste à côté d’ici quand je leur ai expliqué ma situation. »
  • « Vraiment ? Je ne t’imaginais pas du tout dans ce milieu ! »

Je n’avais jamais pensé au travail que pouvait exercer Yu, mais finalement, cela lui allait bien, il était très adroit et éloquent.

  • « Il est vrai que je ne t’en avais rien dit. Je pourrais t’en dire plus si ça t’intéresse ? »
  • « J’adorerai, c’est un milieu qui m’attire beaucoup, même si les femmes terminent plutôt secrétaire ou femme au foyer. »
  • « On en reparlera ce soir, je file, je vais être en retard. Referme bien derrière-toi, on se voit ce soir. »
  • « Travaille bien, à ce soir. »

Il m’a embrassé sur le front et est parti. Ce contact nouveau me semblait tellement familier… Cependant, ma nostalgie s’est envolée lorsque j’ai entendu quelqu’un frapper à la porte.

  • « Ana ? C’est Arisa ! Es-tu là ? »
Arisa

Je me suis levée et je suis allée ouvrir, Arisa, Ayako et Azami m’attendaient devant la porte.

  • « Je finis de débarrasser et j’arrive. » Leur dis-je
  • « Tu reviens en cours ? »

Je pouvais voir une lueur de joie dans le regard d’Azami à cette perspective.

  • « En effet, je ne vais pas rester éternellement chez moi. » Lui répondis-je avec un petit sourire. « Vous n’avez qu’à rentrer, je n’en ai pas pour longtemps. »
Ayako

J’ai été rangé la table et emballer mes affaires de cours, ainsi que mon bentô[6] grâce au furoshiki[7]. J’ai rejoint les filles et nous sommes parties en direction de l’école. Je ne sais pas si c’était à cause de mon isolement prolongé, mais j’avais l’impression que tout était plus lumineux et bruyant dehors. Je pouvais entendre le chant des cigales, les bicyclettes qui circulaient, les bavardages des voisins. Le soleil illuminait cette journée du mois d’août et j’avais l’impression de redécouvrir l’extérieur de ma maison pour la première fois. Je me suis laissé guider, écoutant les conversations des filles, admirant leur kimono komon brillaient au soleil. Elles étaient toutes trois habillées avec des couleurs proches, du bleu marine pour le kimono d’Ayako, du cyan pour celui d’Arisa et un kimono ardoise pour Azami. Elles avaient toutes trois les cheveux attachés, en queue de cheval avec un ruban bleu nuit pour Ayako, en chignon avec une épingle à cheveux wadama[8] turquoise pour Arisa et enfin noués avec des rubans de couleur charron pour Azami. Je me disais que nous étions bien élégantes en les regardant lorsqu’Azami m’a fait remarquer que nous arrivions.

Azami
  • « Ana, tout va bien ? »
  • « Oui, pardon, j’étais absorbée dans mes pensées. »

Elle m’a souri et nous sommes rentrés dans notre « sanctuaire », un lieu d’apprentissage où les jeunes filles pouvaient enfin trouver leur place auprès des jeunes hommes. Nous avons pénétré dans le bâtiment en bois, longeant le genkan, nous avons retirés nos zoris et enfilés nos surippas avant de nous enfoncer plus profondément jusqu’à notre salle de cours. Nous sommes rentrés et nous nous sommes installés à nos pupitres, j’ai alors appris à ma grande surprise que les places avaient changées, je me retrouvais donc à côté d’un nouvel élève que je n’avais encore jamais vu ; tout du moins c’est ce que je croyais jusqu’à ce que la cloche annonçant le début des cours sonne. Je l’ai alors vu rentrer avec sa chevelure blonde presque blanche et ses yeux argentés. Il m’a vu et a eu l’air surpris, puis il s’est assis à côté de moi, un sourire discret dessiné sur son visage.

  • « Je me demandais quand vous comptiez revenir. »

Je l’ai regardé, étonnée.

  • « Vous avez du culot de me dire ça, je pourrais en dire autant de vous. Vous êtes venus au moment le moins opportun, vous ne vous êtes même pas présenté, et vous m’avez laissé ce médaillon sans rien ajouter. » Dis-je en le sortant de sous mon kimono.

Cette fois c’était à son tour d’être étonné. Il m’a fixé un moment, le professeur est rentré dans la classe, m’a jeté un regard et m’a fait un signe de tête pour me souhaiter la bienvenue. Le cours a commencé sans qu’il me réponde. Mon voisin a saisi sa plume et a commencé à griffonner sur son cahier, qu’il a ensuite glissé vers moi. Voici sa réponse :

« Je suis désolée si j’ai pu vous offenser lors de la veillée, mais je ne pouvais décemment plus rester à l’écart après ce qui s’est passé. En ce qui concerne le médaillon, sachez seulement qu’il vous a toujours appartenu, même si je doute que vous vous en souveniez, je n’ai fait que vous le rendre. Et enfin, comme vos amies ont sûrement déjà dû vous le dire, je m’appelle Daiki, je pensais que vous vous en seriez souvenue. »

Je l’ai regardée, surprise par ce qu’il venait de me dire. J’ai saisi ma plume et j’ai répondu, toujours sur son cahier :

« Que voulez-vous dire par rester à l’écart  ? Vous venez seulement d’arriver en ville, non ? Et quand vous parlez de ce qui s’est passé, évoquez-vous la mort de mes parents ? Êtes-vous au courant de quelque chose à ce propos ? Je n’ai aucun souvenir de ce médaillon ou de vous… Connaissiez-vous bien mes parents ? »

Je l’ai vu lire puis de la même façon me répondre :

« Je viens d’arriver à l’école, mais je suis en ville depuis déjà quelque temps. Je parle en effet de la mort de vos parents, malheureusement je ne peux rien vous dire de plus à ce sujet, vous m’en voyez navré. Votre mémoire ne vous est-elle pas revenue ? Je ne connaissais pas personnellement vos parents, mais j’ai entendu beaucoup de bien d’eux. »

Il savait quelque chose, mais ne voulait pas me le dire. En avait-il parlé à la police impériale ? Et de quoi parlait-il lorsqu’il évoquait ma mémoire perdue ? Je n’ai jamais été amnésique…

Je me suis tournée vers lui le fixant, pleine de questions. Qui pouvait-il bien être pour rentrer dans ma vie et la bouleverser ainsi sans ménagement ? Il a remarqué que je le regardais, mais il n’a pas réagi, enfin pas tout de suite, puis j’ai vu ses pupilles s’écarquiller de surprise. Que se passait-il ? Il s’est levé précipitamment en interpellant notre professeur de japonais.

  • « Veuillez m’excuser monsieur, mademoiselle Sanny ne se sent pas très bien, me permettez-vous de l’accompagner dehors ? »
  • « Bien entendu, je vous en prie, allez-y. »

Il a pris ma main et nous sommes sortis sous le regard surpris de mes amies. Elles étaient aussi surprises que moi. Il m’a tiré jusque dehors, sous un ginkgo biloba[9], et il m’a regardé.

  • « Pourquoi est-ce que vous avez fait ça ? Qu’est-ce qui se passe ? » Demandais-je surprise par ses agissements. 
  • « N’avez-vous pas remarqué ce qui vous arrivez ? »

Il prit de nouveau ma main ; jusqu’où comptait-il m’emmener ? Il commençait à me faire peur. J’ai soudain réalisé que je ne savais rien de lui, mais que lui en savait beaucoup sur moi, beaucoup trop. Se pourrait-il que… ? J’ai violemment résisté le forçant à me lâcher.

  • « Lâchez-moi ! Je ne vous connais pas, que comptez-vous me faire ? Quel lien avez-vous avec le meurtre de mes parents ? Pourquoi en savez-vous autant sur moi ? Et arrêtez de me répondre par des questions ! »

Il m’a regardé, il avait compris ce que j’insinuais, j’ai vu la peine se peindre sur son visage. Peut-être l’avais-je blessé, mais il n’avait qu’à agir correctement et cessez de me troubler.

  • « Je voulais simplement que vous voyiez votre reflet dans l’eau. » Il désigna le ruisseau qui coulait autour de l’école. « Vous avez changé psychologiquement depuis la mort de vos parents, mais aussi physiquement depuis la veillée. Vous l’avez remarqué n’est-ce pas ? »

C’était à moi d’être surprise, comment savait-il ? Je pensais l’avoir caché… Et que voulait-il dire ? Pourquoi devrais-je me voir dans l’eau ? Je me suis rapprochée jusqu’au ruisseau sans comprendre, puis je saisis son attitude en voyant mon reflet. Le phénomène que j’avais aperçu en début de matinée avait recommencé. Mes cheveux avaient encore changé de couleur pour devenir blond pâle et mes pupilles étaient devenues d’une couleur jaune vif.

  • « Est-ce que quelqu’un… m’a vu ainsi ? » Arrivais-je à bégayer, aussi surprise que ce matin par mon changement d’apparence.
  • « Non, je vous ai fait sortir parce que vos yeux commençaient à changer de couleur, personne n’a eu le temps de remarquer le changement. »

Je me suis retournée vers lui, rassurée sur ce point.

  • « Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas surpris ? Est-ce que vous savez ce qui m’arrive ? »
  • « Ce n’est pas la première fois que je vois ce changement chez vous, c’est plutôt habituel à vrai dire. Vous ne vous souvenez vraiment de rien ? »
  • « Non, je ne comprends pas de quoi vous parlez. De quoi devrais-je me souvenir ? »

Il m’a regardé, il avait l’air d’hésiter à me répondre lorsqu’une voix a retenti, répondant à ma question :

  • « Que les yokaïs[10] existent ! »

Daiki a changé d’attitude, prenant un air sérieux et agacé. J’essayais de savoir d’où provenait la voix de l’inconnu qui venait de parler, lorsque j’ai senti quelque chose de froid sous ma gorge et ma tête être tiré en arrière.

  • « Si tu bouges kitsune[11], je l’égorge. »

Daiki m’a regardé, son expression a changé une fois de plus, il ne me fixait plus, il regardait l’homme qui me tenait agrippé contre lui, un sabre sous la gorge. Non, ce n’était pas un homme, il était recouvert de poil, on aurait dit un singe. J’essayais de comprendre lorsqu’un rugissement s’est fait entendre provenant de Daiki, des oreilles pointues sont apparues sur sa tête, ainsi que neuf queues dans son dos, le tout formant une entité mi-humaine, mi-renard avec une robe couleur sable.

  • « Je te conseille de la lâcher si tu tiens à la vie. » Dit Daiki d’une voix menaçante.

Ses yeux brillaient d’un rouge que je ne leur connaissais pas, était-ce dû à sa transformation ? Le singe l’a toisé avant de serrer davantage le sabre contre ma gorge, je sentais la lame me brûler la peau.

  • « Si je ne la tue pas, ma famille subira son courroux, je suis sincèrement désolé, mais mes proches passent avant n’importe quelle princesse yokaï. »

Les yeux de Daiki se sont exorbités, et alors que je pensais mourir sans rien comprendre mon corps a réagi tout seul. J’ai saisi le poignet du sabreur et je l’ai serré à lui en broyer la main, jusqu’à ce qu’il lâche son arme. Il a crié de douleur et l’a lâché en reculant. Il a relevé ses yeux vers moi, et alors je le vis de face, on aurait dit un grand singe, portant des habits d’homme. Son regard a changé en me voyant, il a reculé de quelques pas supplémentaires, comme s’il était effrayé.

  • « J’ai échoué à accomplir ma mission, mais je peux encore sauver ma famille. »

Il m’a toisé rapidement et a jeté un coup d’œil au sabre juste à mes pieds, en un instant, il a bondi et l’a saisi, j’ai senti Daiki me tirer en arrière, m’éloignant de lui. Néanmoins, je compris instantanément que cet homme ne chercherait pas à me faire le moindre mal. Je l’ai compris, mais je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher. Il a saisi le sabre et se l’est planté en pleine poitrine en me jetant un dernier regard rempli de larmes : « Sauvez au moins ma femme et mes enfants, elle s’en prendra à eux. » Ce sont les dernières paroles que j’ai lues dans son regard avant qu’il ne se répande en cendres. Je me suis tournée vers Daiki, profondément troublée par les évènements qui venaient de se dérouler sous mes yeux. Il m’a regardé et j’ai compris qu’il allait enfin tout m’avouer.

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Je ne sais pas depuis combien de temps il courrait, mais cette course me sembla durer une éternité.

  • « Daiki, où est-ce que nous allons ? »
  • « Dans un endroit sûr, nous y sommes presque. Là-bas, je vous expliquerais tout. »

Je me suis contentée d’acquiescer alors que je regardais le paysage défilant à toute allure. Jamais de ma vie je n’étais allée aussi vite. Bien sûr je connaissais la puissance d’une locomotive à vapeur, mais Daiki était bien plus rapide que cela, je ne saurais pas dire à quelle vitesse nous filions, mais malgré la rapidité, je n’éprouvais aucun malaise au creux de ses bras, je me demandais seulement à quel point l’arrivée de Daiki dans ma vie allait la bouleverser.

J’ai commencé à apercevoir une machiya[12]. Daiki a ralenti et m’a déposé à l’entrée du bâtiment. Il a ouvert la porte et m’a fait signe d’attendre, je l’ai vu allumer des okiandon[13] à main nue, il en a pris un et a fait le tour de la propriété, la lumière semblait redonner vie à ce bâtiment qui semblait abandonné. Il est revenu vers moi et m’a fait signe d’entrer. Le bâtiment était en effet ancien, mais les tatamis présents à l’intérieur et le mobilier était intact. Daiki a mis une bouilloire à chauffer sur le feu, il y déposa quelques feuilles de sencha, puis il sortit un fouet et des bols. Il s’est ensuite assis en face de moi, me fixant durant un moment, puis il a fini par pousser un soupir.

  • « Je ne sais pas par où commencer, je ne voudrais pas vous brusquer. » Lâcha-t-il après un moment.
  • « Vous êtes un yokaï n’est-ce pas ? L’homme qui nous a attaqués en était un aussi… Est-ce que j’en suis une également ? »
  • « Oui, en effet, je suis un renard à neuf queues, un kitsune, l’homme qui nous a attaqués tout à l’heure était quant à lui un sarugami[14]. Nous sommes tous deux des yokaï, mais nous n’appartenons pas exactement à la même espèce de yokaï. » Il s’arrêta un moment, marquant une courte pause, puis repris : « Vous aussi vous en êtes une, en partie tout du moins, vous et votre famille êtes à part de tout cela. »
  • « Que voulez-vous dire par là ? Mes parents aussi l’étaient ? Et comment ça en partie ? »
  • « Avant que je ne continue, il faut que je vous précise quelque chose. Quand je parle de vos parents, je parle de vos parents biologiques, et non pas de ceux qui vous ont adoptés et élevés. Vos véritables parents sont toujours vivants, je suis à leur service, et cela fait des années que je veille sur vous dans le cas où quelque chose arriverait ou bien que vos pouvoirs réapparaissent. »
  • « Mes parents biologiques ? Enfin, c’est impossible… Je veux dire, je ressemble à mes parents, j’ai la preuve de mon identité, je — »
  • « Tout cela est très simple à obtenir. Lorsqu’ils vous ont trouvés, ils ont fait toutes les démarches nécessaires pour que vous ne le sachiez pas, vous étiez très jeunes, vous ne vous en souvenez sûrement pas. Vous êtes une princesse, la princesse du royaume Sélénite. Vos parents dirigent ce royaume depuis plusieurs centaines d’années, mais lorsque vous aviez quatre ans, quelqu’un vous a enlevé à eux et vous a rendue humaine. Cette personne a scellé vos pouvoirs de yokaïs avant de vous abandonner dans le monde des humains. Haruka et Ren se sont alors occupés de vous. Vos véritables parents, Jun et Hikaru, ont tout essayé pour vous retrouver, mais ils n’ont pas réussi à temps. Vous étiez déjà devenue humaine. »

Daiki marqua un temps d’arrêt et je pus constater un air maussade se peindre sur son visage. Il se leva, retira la bouilloire sur le feu qui commençait à siffler et remplit deux bols avec du thé sencha. Il fouetta l’ensemble avant de déposer les bols. Il en posa un devant moi et garda l’autre pour lui alors qu’il se rasseyait.

  • « Mais pourquoi ? Pourquoi n’ont-ils pas cherché à me récupérer ou à venir me voir ? »
  • « Ce n’est pas aussi simple. Vos parents ont essayé plusieurs fois de venir vers vous, de contacter vos parents adoptifs, mais après avoir échangé avec eux, il leur a semblé plus raisonnable de vous laisser vivre en tant qu’humaine, dans un monde d’humains. Votre transformation était censée être irréversible. Vous n’auriez pas dû redevenir un yokaï, en tout cas, pas selon toute logique. Je ne sais toujours pas ce qui a déclenché le processus inverse, mais je pense que le sceau qui contenait vos pouvoirs n’a pas supporté leur puissance et qu’il s’est désagrégé au fil des années. C’est dans le cas où un tel incident se produirait que vos parents m’ont demandé de veiller sur vous. »
  • « Mes parents biologiques sont-ils au courant de ce qui m’arrive ? Dois-je nécessairement retourner auprès d’eux ? Ne puis-je pas continuer à vivre ma vie d’humaine ? »
  • « Non, je ne leur ai fait parvenir aucune information, je voulais être sûr de ce qui vous arrivez, c’est également pour cette raison que j’ai infiltré votre école. Je ne voulais pas leur donner de faux espoirs sur votre retour. Je comprends que vous soyez déboussolée, et je ne peux pas vous obliger à revenir ; néanmoins je ne pense pas que votre place se trouve ici. Nous n’avons jamais su qui vous avez enlevé, ni pourquoi, mais il semblerait que cette personne ait donné des ordres pour vous assassiner. Vous en avez eu la preuve aujourd’hui. Vous pouvez choisir de rester, mais je ne pourrais pas forcément assurer votre sécurité et celle de vos proches. »
  • « Vont-ils s’en prendre à mes amies ? »

J’ai soudain été prise de sueur froide. Yu devait être rentré à la maison, la nuit était tombée, était-il en danger lui aussi ?

  • « Il faut que je rentre, maintenant ! » Dis-je en me levant « Yu est en danger ! »

Daiki qui s’apprêtait à boire son thé s’arrêta net, il me regarda, étonné.

  • « Vous avez dit Yu, vous voulez dire Yutaka ? »
  • « Non, Yu, l’autre enfant adoptif de mes parents. Il est revenu après leur mort s’occuper de moi. Il faut qu’on y aille avant qu’il — »

Daiki m’a attrapé par la main et m’a forcé à le regarder.

  • « Calmez-vous, Yu ne risque rien, vous m’entendez, il ne risque rien du tout. Votre frère est bien assez puissant pour se protéger tout seul. »
  • « Mon frère ? Qu’est-ce que vous racontez, Yu n’est pas mon frère, enfin pas exactement. Il est… »
  • « C’est votre frère jumeau, il s’appelle Yutaka, il est blond et a des yeux verts, n’est-ce pas ? Il était également là lors de la veillée funèbre, je l’ai croisé. Il m’a demandé de ne pas m’approcher de vous. Il est en rébellion depuis toujours contre vos parents et a très mal vécu votre disparition, mais c’est aussi lui qui vous a retrouvé et qui a organisé les contacts entre vos deux parents. Il a dit à vos parents adoptifs de changer de nom et de se faire appeler Sanny pour que vous gardiez votre véritable nom, afin qu’il puisse vous retrouver plus facilement. Il ne voulait pas que vous soyez mêlée au monde des yokaïs, il voulait vous garder en sécurité loin de tout cela, mais désormais c’est impossible. »
  • « Yu est… Mon frère jumeau ? »

Je ne sais pas ce qui devait me choquer le plus, tout ce que je venais d’apprendre sur mes origines ou bien la vérité sur Yu… J’avais terriblement mal à la tête, j’essayais d’assimiler toutes mes découvertes lorsque les flashs ont assailli ma mémoire, mes souvenirs avaient été libérés d’un seul coup. Les ténèbres s’emparèrent de ma vue et mes sens s’obscurcissent, je me sentis défaillir.


[1] Costume traditionnel le plus informel que l’on peut revêtir pour la plupart des occasions quotidiennes. L’ensemble est recouvert de petits motifs disposés régulièrement.

[2] Ceinture de demi-largeur, réservée aux utilisations informelles, portée généralement avec des kimonos de type komon ou yukata (kimono informel en coton non doublé, aux couleurs vives et au design simple, porté pendant les festivals d’été).

[3] Ornement traditionnel japonais, porté dans les cheveux pour agrémenter les coiffures des femmes.

[4] Costume traditionnel très peu formel, tissé à partir des restes de soie, mais de grande qualité.

[5] Fine ceinture généralement réservée aux costumes traditionnels masculins.

[6] Terme japonais désignant le repas contenu dans un coffret pris hors de la maison, mais aussi une façon de présenter le plat unique.

[7] Désigne à la fois le tissu et la technique japonaise traditionnelle de pliage et de nouage du tissu utilisée pour le transport de divers objets du quotidien comme des vêtements ou le bentô.

[8] Épingle à cheveux très soignée avec une boule japonaise (wadama) suspendue.

[9] Dernier représentant d’une famille apparue il y a plus de 270 millions d’années, l’arbre aux quarante écus Ginkgo biloba peut vivre plus de 1000 ans.

[10] Type de créatures surnaturelles du folklore japonais. Elles sont souvent représentées comme des créatures malfaisantes ou malicieuses.

[11] Désigne un personnage du folklore japonais, un esprit surnaturel, animal polymorphe, qui prend l’apparence d’un renard (kitsune en japonais).

[12] Maison citadine en bois typique de l’ère Edo.

[13] Lampe d’intérieur faite de papier étendu sur un cadre de bambou, de métal ou de bois. La combustion d’huile dans un support de pierre ou de céramique, avec une mèche de coton, fournit la lumière.

[14] Autrefois des dieux singes, ils ont été déchus et sont devenus des yokaï. Les sarugamis sont souvent remplis de rancœur et de méchanceté envers les humains qui les ont délaissés.

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