Entrecroisement
La mariée était toute jeune, toute petite, avec une tête un peu grosse faite pour un autre corps, mais si on y regardait bien, c’était une véritable beauté. Le marié était un homme aux épaules larges et son physique bien qu’ordinaire, n’avait rien de désagréable.
Agnès était rousse, elle avait des yeux verts et des taches de rousseur. Sa robe de mariée se composait d’un bustier en cœur confectionné de couches de dentelles et de perles de nacre, dans son dos, le laçage à brides épousait parfaitement son corps. La jupe en tulle volumineuse arrivait à ras du sol mais on pouvait apercevoir les talons aiguilles à bout rond de la mariée sous sa robe, ainsi que les nœuds en dentelles accrochées à ses chaussures et les perles de cristal qui recouvraient ses chaussures. Les cheveux roux d’Agnès étaient épinglés en un haut chignon auquel était accroché son voile en tulle. Lorsqu’elle s’avança vers l’autel, tous les invités la trouvèrent ravissante.

Johan, le marié, était un homme brun aux yeux ébène, il était un peu plus âgé que la mariée mais restait lui aussi très jeune. Son costume trois-pièces se constituait d’un pantalon blanc, d’une chemise et d’une cravate blanche ainsi que d’un gilet et d’une veste de la même couleur. Il était sans aucun doute plus élégant qu’il ne l’avait jamais été.
Agnès et Johan s’étaient rencontrés sur les bancs de la faculté. Elle était étudiante en première année d’histoire et il était son professeur de littérature grecque. Johan n’était en fonction que depuis deux ans, il savait très bien qu’il n’avait pas le droit de fréquenter ses élèves, mais il est tombé amoureux d’elle dès la première fois qu’elle lui avait parlé. Ils s’étaient revus de nombreuses fois durant les cinq années d’études qu’Agnès avait passées à l’université, jusqu’au jour où elle a obtenu son diplôme en spécialité grecque. Ce jour-là, après la remise des diplômes, Johan avait décidé que le moment de lui avouer ses sentiments était arrivé. Elle n’était plus son élève, il n’était plus son professeur, et il savait très bien que s’il ne lui proposait pas vite un rendez-vous, il ne la reverrait probablement plus jamais.
Johan eut raison de l’inviter ce jour-là car elle était secrètement amoureuse de lui depuis sa première année d’études et elle espérait qu’un jour son amour se concrétise.

Ils se revirent plusieurs fois après qu’elle eut obtenu son diplôme, ils sortaient dîner, danser, ils allaient au théâtre, à la patinoire… Bien sûr, tout le monde n’approuvait pas leur relation : le père d’Agnès y était sévèrement opposé. Il ne comprenait pas qu’un homme qui avait été le professeur de sa fille puisse la fréquenter. Il avait peur que la réputation de sa fille unique en pâtisse. De l’autre côté, sa mère trouvait que Johan était un homme respectable, elle l’avait déjà rencontrée plusieurs fois et elle l’appréciait sincèrement. Les amies d’Agnès le connaissaient également et trouvaient qu’ils formaient un très beau couple. Les proches et collègues de Johan avaient eu du mal à comprendre comment il avait pu tomber amoureux d’une de ses élèves, mais ils finirent par accepter le fait que les sentiments qu’ils avaient l’un pour l’autre étaient sincères. Parmi toutes ces personnes, la première à les soutenir était le frère de Johan, Lilian, sa seule famille depuis la mort de leurs parents. Lilian avait le même âge qu’Agnès, lui aussi étudiait en histoire, mais il ne s’était pas spécialisé en littérature grecque comme son frère, il avait suivi une spécialité archéologique. Néanmoins, Agnès et lui étaient devenus amis, Lilian était le premier à avoir remarqué qu’elle et son frère étaient amoureux l’un de l’autre, il les avait encouragés et poussés l’un vers l’autre. Lilian avait été le premier à savoir que son frère allait demander Agnès en mariage. C’est lui qui avait convaincu le père d’Agnès de donner sa bénédiction à Johan.
Johan et Agnès se promenaient dans un parc, la nuit était déjà tombée, les lampions étaient allumés le long du chemin jusqu’à la scène temporaire en bois, installée spécialement pour le bal qui avait lieu tous les samedis soir durant le mois de juin. C’est durant ce bal qu’il la demanda en mariage. Elle répondit naturellement oui, applaudie par la foule et ils passèrent l’une des soirées les plus romantiques de leur vie, jusqu’à leur mariage.

Agnès s’avançait vers l’autel, Johan l’attendait devant le prêtre, ils avaient tous les deux les larmes aux yeux. Ils échangèrent leurs vœux et acceptèrent tous les deux de devenir l’époux et l’épouse de l’autre. Leur mariage était magnifique, la mariée lança son bouquet en sortant de la mairie, Emilie, la meilleure amie d’Agnès et la fiancée de Lilian, l’attrapa. La première danse des mariés leur rappela le jour de leurs fiançailles, ils étaient aux anges, Agnès dansa ensuite avec son père, qui finalement, ne pouvait qu’être heureux pour sa fille. Cette relation si compliquée pouvait enfin être vécue au grand jour. Lorsqu’Agnès et Johan passèrent leur première nuit en tant que mari et femme, ils étaient loin de se douter qu’elle serait également leur dernière.
Johan avait trente-deux ans lorsqu’il se maria avec Agnès qui en avait vingt-quatre, leur mariage eut lieu le 31 juillet 1914. Le lendemain, Johan fut mobilisé pour la Première Guerre mondiale, Lilian et lui furent envoyés au front pour combattre les Allemands.
Ils se battaient tous les deux dans les tranchées, la guerre était abominable, le bruit assourdissant des balles, des tirs, des grenades et des obus retentissait dans leur tête nuit et jour, c’était à en devenir fou. Pendant-ce temps-là, Agnès et Emilie avaient pris la décision d’aider au front, elles rejoignirent toutes deux le corps médical et devinrent infirmières. Elles recevaient quelques lettres lorsque cela était possible, chaque semaine sans nouvelles amenait le doute. Les mois passèrent terriblement, jusqu’au moment où Agnès tomba malade. Emilie avait peur pour sa meilleure amie, les épidémies transmises par le manque d’hygiène des soldats qu’elles soignaient entraînaient de nombreux morts. Cependant, Agnès n’était pas souffrante, elle était enceinte de Johan. Elle l’apprit lors de son troisième mois de grossesse ; bien évidemment, elle dut se retirer du service infirmier, sa santé risquait de se dégrader au contact des maladies. Néanmoins, elle n’abandonna pas pour autant, elle demanda un transfert auprès des pathologies psychiatriques afin d’aider les soldats traumatisés par la guerre. Les témoignages qu’elle entendit à propos des guerres de positions dans les tranchées étaient sanglants et intolérables, mais elle les écouta avec attention. Cela lui permettait d’imaginer la vie que pouvait avoir Johan, cette vie dont il ne parlait pas dans ses lettres.

Agnès survivait plus qu’elle ne vivait loin de son mari, mais l’enfant qui grandissait chaque jour en elle lui donnait du courage. Les nouvelles ne s’amélioraient pas, les batailles faisaient rage, les récoltes étaient maigres, la main-d’œuvre manquait. Le premier hiver fut difficile, les femmes essayaient de combler le manque d’hommes sans y parvenir. Sophia naquit le premier mai 1915 ; Johan ne savait même pas qu’Agnès était enceinte, elle lui apprit la nouvelle par lettre en lui envoyant une photo d’elle et de sa fille le jour de la naissance. Cette photographie fut le porte-bonheur de Johan, elle lui donnait de la force quand il commençait à perdre courage. Mais sa détermination faiblit le jour où Lilian fut gravement blessé juste devant lui. Il était près du cratère d’un obus lorsque son frère le retrouva, son bras était arraché et il hurlait de douleur. Lilian fut évacué avec difficulté du front, il arriva à un poste de soin deux jours après avoir été mutilé, sa plaie s’était infectée et les médecins n’étaient pas confiants quant à son sort. Néanmoins, lorsque Emilie le rejoint, son état se stabilisa avant de s’améliorer.
Lilian, ayant perdu un bras, ne put retourner au front. Il fit connaissance avec sa nièce, Sophia, et raconta à Agnès et Emilie quelle vie il menait avec son frère Johan dans les tranchées. Le retour de l’un d’entre eux, bien que mutilé à jamais, redonna de la force à Emilie et Agnès. Emilie épousa Lilian quelques mois plus tard, peu de temps avant la bataille de Verdun. Johan s’y trouvait, la dernière lettre qu’avait reçu Agnès en était la preuve, il avait été envoyé là-bas en renfort. Le jour où les premières nouvelles de Verdun arrivèrent, Sophia n’avait même pas un an. Agnès regarda sa fille dans les yeux, ceux qu’elle avait hérités de son père, et pria de tout son cœur pour que son époux soit vivant. Elle passa deux mois sans nouvelles, redoutant le pire à chaque instant, jusqu’au jour où une lettre arriva, une lettre de Johan. Il était en vie, mais il était désespéré, seul, presque tous ses camarades avaient péri. Ce désespoir que Lilian lut dans la lettre de son frère le submergea de remords, il regrettait d’être là, sans pouvoir l’aider, sans pouvoir se battre lui aussi. Il finit par tomber en dépression, redoutant qu’il n’arrive quelque chose à son frère sans qu’il ne puisse le sauver. Emilie était malheureuse de voir son époux dans cet état et la consternation tomba sur toute la famille ; mais l’espoir fut ravivé lorsque Emilie apprit qu’elle était enceinte. Leur fils, Cédric, naquit le premier décembre 1916, très exactement dix-sept jours avant la fin de la bataille de Verdun. La naissance de leur enfant redonna de l’espoir à Lilian. Les mois continuèrent de passer, sans pour autant que la guerre s’arrête. Sophia fêta ses deux ans sans jamais avoir vu son père et Agnès tomba gravement malade quelques mois plus tard. La guerre se terminerait dans un peu plus d’un an, mais d’ici là, tout allait changer.

Agnès souffrait de la tuberculose, elle l’avait contractée au contact des malades, l’épidémie se répandait et proliférait depuis le début de la guerre. Agnès s’en rendit compte bien vite, mais n’en parla à personne ; son état loin de s’améliorer, se dégrada au fil du temps. Elle en parla à un médecin qui lui conseilla de partir dans un sanatorium à la montagne, mais Agnès refusa, elle ne voulait pas laisser sa fille. Sophia était son seul espoir et tout ce qu’il lui restait depuis que Johan était parti pour la guerre. De son côté Johan luttait, depuis maintenant plus de deux ans, il souhaitait plus que tout au monde la fin de cette guerre, il survivait jour après jour dans l’espoir qu’un jour, il puisse rencontrer sa fille et revoir sa femme.
Lorsqu’enfin l’Allemagne commença à perdre du terrain, Agnès était déjà gravement malade, Lilian l’obligea à se rendre au sanatorium, promettant de prendre soin de Sophia comme de sa propre fille. Lorsque l’armistice fut signé le 11 novembre 1918 et que les combattants reçurent l’ordre d’arrêter de combattre, Johan explosa en larmes, des larmes de soulagement. Son unité ainsi que tous les soldats présents au front furent rapatriés dans les semaines qui suivirent. Le bilan de la guerre était désastreux, des millions de personnes étaient mortes, tout était à reconstruire, mais les survivants ne pouvaient pas être plus heureux, ils allaient retrouver leur famille. Du moins, c’est ce que Johan pensait, il ne savait pas qu’Agnès était malade, elle ne lui avait jamais dit pour ne pas l’inquiéter. Lorsqu’il rentra chez lui, Johan retrouva son frère et les larmes coulèrent à flots. Emilie aussi était heureuse de le retrouver. Johan fit la rencontre de sa fille, cette enfant qui lui avait donné la force de se battre durant tout ce temps. Sophia l’accepta immédiatement, peut-être ressentait-elle l’amour de son père ? Elle avait retrouvé l’un de ses parents. Sans pour autant quitter sa fille des yeux, il fit la rencontre de son neveu, Cédric, qui ressemblait tant à son frère Lilian. Il se sentait tellement heureux que son cœur allait exploser, mais il manquait la personne qu’il souhaitait revoir depuis si longtemps. Lorsque Johan demanda où était sa femme, le sourire de Lilian disparut et Emilie éclata en sanglots. Lilian lui expliqua qu’Agnès était gravement malade et qu’elle se faisait soigner au sanatorium. Johan la rejoignit aussi vite qu’il put, mais malheureusement Agnès était mourante… Les yeux de sa femme retrouvèrent un aspect pétillant lorsqu’elle aperçut son mari. Il l’embrassa, lui expliquant qu’il était de retour, que la guerre était finie, qu’il ne repartirait plus. Mais ce n’était plus lui qui était en danger de mort, c’était elle. Il passa trois jours à son chevet, jusqu’à ce que ses yeux perdent leur lueur et que sa main retombe sans vie dans la sienne.
L’enterrement eut lieu le vingt-huit novembre 1918. Sophia pleurait à chaudes larmes criant que sa mère se réveille. Johan était abattu, il était revenu, mais son épouse ne s’en était pas sortie. Lilian et Emilie ne pouvait qu’essayer de le consoler de sa perte, la guerre avait été terrible pour tous. Pourtant, Agnès semblait endormie dans son cercueil ouvert lors de la cérémonie funèbre, elle était entourée de fleurs. Lorsque la cérémonie funéraire commença, tous s’assirent face à elle dans un ultime adieu. Les proches d’Agnès se souviendront plus tard, qu’on ne voyait pas son beau visage, on ne voyait rien, à part un morceau du deuxième corsage, celui en rayonne noire…
